A Marie.

Date: 10/12/2015 | Par: Pascal

Le petit chevalier

Les grandes pochettes des disques de ma mère ?... Mais quand elle avait le dos tourné, j’en faisais des pistes d’envol pour mes avions en papier, des tunnels pour mon train électrique du dernier Noël, des ponts solides, ceux enjambant les chaises, pour mes petites voitures !...
Dans ses trente-trois tours, pêle-mêle, il y avait de la Grande Musique, Schubert, Mozart, Beethoven, les Chœurs de l’Armée Rouge, Yvan Rebroff, des musiques folkloriques de pays lointains avec des tambours, des flûtes, des trompettes ; de la variété aussi. Piaf, Mouloudji, Brassens, Brel, tous ces fameux poètes musiciens aujourd’hui, immortels, se tenaient sur la tranche de leurs belles pochettes. Ici, Montand chantait Bruant ; là, Aufray chantait Dylan.

Pourtant, à mesure que je grandissais, ces emballages de disques avaient un intérêt différent que celui de mes jeux de gamin. S’ils renfermaient leurs galettes musiciennes à l’abri de la poussière, j’en découvrais les images des pochettes avec une curiosité croissante. Un jour d’indiscrétion, cachée au milieu des autres, je tombais sur la pochette d’un trente-trois tours avec le visage extraordinaire d’une femme photographiée dessus…

En moi, il m’a semblé que, soudain, tout un mécanisme intérieur se mettait en marche ; c’était une machinerie supérieure, féroce, implacable, grandiose, qui jetait sans façon aux oubliettes tout ce que j’avais acquis ; j’étais incapable d’arrêter cet affolement en regardant simplement ailleurs. Subjugué, presque impoli, j’étais gêné de l’admirer sans façon ; j’étais terriblement ballotté dans un mélange de pudeur, d’effronterie, de courage, de curiosité, d’allant complètement séduit. C’était un désastre fabuleux…

Avec ses yeux scrutateurs, elle m’avait totalement hypnotisé ; j’avais perdu tous mes repères de jeux. Tout à coup, mon enfance s’écroulait comme un vulgaire château de cartes aux réussites surannées ; je m’en séparais comme d’une chrysalide devenue trop petite pour toutes les émotions brutales qui m’assaillaient maintenant… Tout en moi était chamboulé ; elle accaparait toute mon attention. Pendant nos moments d’intimité, je prenais sa pochette sur mes genoux ; on se toisait longuement, elle voyait tout en moi et c’est toujours moi qui baissais les yeux. J’étais totalement bousculé par cet émoi grandissant. J’étais ébloui…

Sur une autre pochette de disque, il y avait un dos nu caché par un instrument de musique ; j’espérais qu’il soit le sien. Elle était si belle et je suis tombée amoureux d’elle. Elle était la Princesse de tous mes livres, la réalité dans la Vie ; à elle seule, elle était la quintessence de tout ce que je trouvais beau. La couleur de sa peau, l’immensité de ses yeux, ses cheveux arrangés dans des coiffures fluides, sa posture indolente. J’avais englouti toute mon imagination à son service ; elle était ma Passion et ce n’était pas un insipide dessin trompeur de Blanche Neige…

Elle chantait bien ; ses trémolos cristallins perçaient mon coeur ! Je commençais à comprendre les paroles ou, du moins, j’en faisais mes traductions à la hauteur de ma compréhension d’argonaute. J’aimais tout ce qu’elle chantait ! Ses chansons étaient mon seul hymne ; je les connaissais toutes par cœur ! Moi ?... Moi, je voulais être Manchester et Liverpool ! Chasser Ivan et Boris ! Allez sur la montagne ! J’étais Tom !... Je voulais la réchauffer, je voulais rentrer dans son lit même si je ne savais pas encore ce que je devais y entreprendre !... Pour la première fois, j’aimais quelqu’un d’autre que maman ! J’étais divinement désemparé, courageusement couard, affreusement impudent jeunot…

Pourtant, je l’intéressais ! D’un bout à l’autre de la pièce, Elle me suivait du regard ! Je pouvais m’occuper avec un quelconque jeu de gosse, j’étais irrésistiblement attiré par sa pochette. Je la sortais de la pile des autres disques et je la contemplais longuement. Sur les photos, comme une inconsolable châtelaine, elle avait des pauses suggestives, languissantes et nostalgiques, à la fois ! Elle ne souriait jamais ; elle avait l’air ailleurs ! Elle attendait que je la fasse rire ! Je devais la protéger, la défendre, l’amuser !... Je devenais un preux chevalier !...

Quand, sur le tourne-disque, j’écoutais une autre musique que sa voix ensorceleuse, il me semblait la tromper ! C’est pour cela qu’elle avait l’air si triste ! Je devais l’amadouer, la consoler, la bercer ! Alors, je frottais mon visage contre le sien ; sa joue était froide à cause du carton glacé ; je caressais son front, je respirais ses cheveux « Festival »…

Et ses yeux ?!... Ses yeux !... Ils étaient deux pépites d’azur, sertis de charme incessant. Ses longs cils étaient comme des feuilles de palmier battant à l’air de mes soupirs envoûtés. Ses yeux… J’allais m’y baigner pendant des heures de trouble incandescent. Dans ses prunelles brûlantes, je voyais la terre et ses continents, la mer et ses voiliers, le ciel et ses oiseaux. Ivre de ses voyages sidéraux, j’étais à la fois un cosmonaute, un conquérant, un découvreur d’îles enchantées ; je m’enfuyais de la réalité de la chambre, emporté dans des travers mirobolants, aux ombres ensorceleuses et aux échos enchanteurs…
Dans ses yeux, elle avait accumulé tous les trésors du monde ; il y avait tout ce que je voulais voir ; elle décuplait mon imagination à l’infini ; elle était mes réponses à mes premières questions existentielles. Simplement de par le fait d’être présente au banquet de la Vie, elle donnait un sens à ma quête de l’Amour. Grâce à elle, je devenais un adolescent avide de sensations multicolores. La première fois que j’ai embrassé une femme sur la bouche, c’était la pochette de sa photo…

Au grand dam de mes certitudes infantiles, et pour la première fois de ma vie, je mettais mon épée au service de la gente féminine ; tous mes sens étaient à ses pieds…
Je voulais tuer tous ceux qui lui feraient du mal ! Tous ceux qui la rendaient si lointaine sur ses photos cafardeuses ! Je voulais être sa barrette, la moue heureuse au coin de ses lèvres, ses lunettes… Elle était le début et la fin du monde à la fois, mais surtout : la ligne de départ de la Grande Chamade. Ici, j’en fais le sarment : elle a pressé mon cœur aux Vendanges de l’Amour…
Avec elle, j’ai compris les éruptions, les raz de marée, les éclipses, les étoiles filantes, tout ce que ma mère ne pouvait pas m’expliquer avec ses mots rassurants… Je voulais porter haut son étendard ; j’aurais voulu tenir ses cheveux, connaître quelques accords de guitare pour l’intéresser ; je m’aiguisais à l’Amour… Boussole au Nord perdu, elle m’a donné le sens exalté de mes espoirs, la direction de mes quêtes, la vivacité enflammée de mes recherches, celle de mes futures folies aventurières… Entre nous, sur ce coin de feuille d’intimité, je crois que je suis encore amoureux d’elle…


Pascal.










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